Source : http://artup-tv.com/fr/111-article-hassan-bouhia.html
Quel sens faut-il donner aux jeux de langage qui visent à rapprocher la pratique de la peinture (qui est un art de l’espace et de la simultanéité) de celle de la musique (qui est un art du temps et de la succession ordonnée) ? De tels jeux de langage ne font-ils que filer une métaphore ou bien reposent-ils sur une base réelle qui tendrait à faire de chaque art l’expression d’une même structure, d’une même sensibilité ? Dans des expressions telles que « peinture musicale », « ligne sonore », « note colorée », par exemple, que cherche-t-on à exprimer ? A cette série de questions, qui reviennent toutes à s’interroger sur ce qu’Aristote appelle le « sens commun », et que les sciences modernes nomment la « synesthésie », l’oeuvre de l’artiste marocain Hassan Bouhia, ingénieur de formation et poète de coeur, nous aide à apporter une réponse.
Les tracés de la joie
« Notre époque est celle de la Grande Séparation entre le réel et l’abstrait et celle de l’épanouissement de ce dernier. Mais quand le nouveau « réalisme » transformé, et par de nouveaux procédés et par un point de vue qui nous échappe encore, connaitra son épanouissement et donnera ses fruits, alors peut-être résonnera un accord (abstrait-réel) qui sera une nouvelle révélation céleste. » Wassily Kandinsky
Hassan Bouhia, en effet, est l’un des seuls représentant vivant de ce que le peintre et essayiste Henri Valensi appela, à l’époque de la naissance de l’art abstrait : la peinture musicaliste1. Or, par peinture musicaliste, Valensi n’entendait pas désigner une peinture qui se serait contentée d’être la traduction visuelle d’une mélodie mais, de manière plus profonde et rigoureuse, de réunir sous un même terme l’ensemble des peintures abstraites dont le fondement n’est ni purement formel, ni purement expressif. Plus proche, en cela, des recherches spiritualistes d’un Kandinsky ou d’un Paul Klee que de celles d’un Bernard Venet ou d’un Jackson Pollock, l’art musicaliste est un art qui vise à rendre sensible l’essence de la musique – et non à illustrer ce que la musique est capable d’évoquer visuellement. Autrement dit, l’art musicaliste est un art qui entend plonger dans les profondeurs du monde pour en évoquer, comme la fait la musique, ce qu’il y a en lui de métaphysique, c’est-à-dire, et pour reprendre l’expression de Schopenhauer, son essence intime2.
Mais par quels types de processus plastiques l’oeuvre d’Hassan Bouhia parvient-elle à un tel résultat ? Pour répondre à cette question, je m’efforcerai, pour commencer, d’isoler les éléments qui structurent cette peintures. Puis je tenterai de dégager, ensuite, la logique harmonique qui sous-tend l’articulation de ces éléments.
Toutes les oeuvres d’Hassan Bouhia reposent sur la mise en oeuvres de trois éléments : le fond, qui se compose, le plus souvent, de matières lourdes et claires qui finissent presque toujours par se craqueler; la ligne, qui parcourt, en tout sens rêvé, l’espace sauvage des toiles; la couleur, enfin, dont la fonction semble être de réaliser des successions d’accords harmoniques entre des fragments d’espaces qui, sans cela, seraient restés déconnectés. Entre ces trois éléments, bien sûr, c’est à la ligne qu’échoie le privilège insigne de donner à chaque toile sa mélodie.
Car c’est toujours par le tracé de lignes ou, plutôt, à travers la juxtaposition d’une succession de tracés formant tantôt des arabesques jaillissant hors de la toile (et créant, ainsi, des effets virtuels d’extériorité), tantôt des figures quasi-géométriques ayant comme renoncées à leur formes idéale, qu’Hassan Bouhia parvient à capter les mouvements émotionnels qui dansent au fond de son être.
Et ce n’est qu’une fois le tracé de ces lignes achevé – tracé qui s’effectue toujours3, il est vrai, par dessus la note fondamentale produite par la texture vivante des fonds – que la question de la couleur (et des harmoniques possibles qu’un usage raisonné de la couleur peut produire entre les différentes parties du fond qu’isole chaque tracé) se pose.
Autrement dit, à l’instar d’un compositeur ne pouvant aborder les questions techniques d’orchestration qu’à partir du moment où il dispose d’une mélodie autour de laquelle il pourra élaborer le reste de son oeuvre, ce n’est qu’à partir du moment où Bouhia dispose d’un tracé solide qu’il peut commencer à se poser des questions plus « techniques » sur sa peinture.
Parlant de sa propre pratique, voici comment Bouhia en décrit le processus : « La ligne, le trait : c’est cela qui est important. Avec le trait j’ai le sentiment de pouvoir rendre visible ce qui se tient caché en moi. Tout le reste – mes recherches de matière pour le fond, d’harmonie pour les couleurs – ne relève que d’une pratique secondaire.4»
S’il me fallait décrire, pour terminer, le type de musicalité que vise à produire cet artiste, je dirais, d’une part, que l’oeuvre d’Hassan Bouhia, à rebours des dissonances contemporaines (dans lesquelles se complait une grande partie de la production artistique contemporaine – que cette production soit visuelle ou sonore), est une oeuvre de facture classique au sens le plus noble du terme, c’est-à-dire, une oeuvre dont l’ambition n’est pas de détruire les règles de l’harmonie (comme a pu le faire la musique dodécaphonique ou sérielle) mais, au contraire, de s’en servir de manière innovante (comme le fit un compositeur comme Debussy par exemple) afin de pouvoir donner à voir (et à entendre) une création qui, tout en restant libre, n’en reste pas moins directement accessible à ceux qui la contemplent.
Enfin, – et c’est là, peut-être, la qualité qui me semble la plus digne d’éloge – l’oeuvre de Bouhia, à la différence de l’immense majorité de la production artistique contemporaine (qui reste fascinée par le paradigme de la transgression), ne semble pas s’être donné pour ambition de venir choquer les attentes de son public mais, tout au contraire, de lui apporter, avec infiniment de simplicité et de douceur, un peu de lumière et de joie.
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